Dans les derniers mois, j’ai beaucoup réfléchi à la manière qu’ont les humains d’apprendre. Je me suis rendu compte que j’ai un mode d’apprentissage «par projet», si on veut, et que cela a parfois des inconvénients. Je ne parviens pas à créer pour créer. J’ai pensé un temps que c’était une question pratique, que mon esprit entrepreneur faisait en sorte que c’est difficile pour moi de m’abandonner à créer sans intention professionnelle, sans but (à court ou long terme), sans que ça soit nécessairement beau, commercialisable, rentable d’une façon ou d’une autre. Je pensais que, parce que je suis écrivaine « à temps plein », j’avais dû apprendre rapidement à trouver des manières de gagner des sous avec mes créations (ce qui est vrai), mais qu’au moment de créer sans me poser de question, je trouvais ça plus difficile.
J’ai longuement parlé avec mon père de cet enjeu «d’efficacité artistique» et il m’a fait remarquer quelque chose que je n’avais pas perçu. Il m’a dit que j’avais toujours créé avec une intention, un projet plus large derrière la tête, et que ce n’était pas dû au fait que je suis maintenant artiste «professionnelle», mais à ma manière de penser l’art, de faire des ponts entre les choses. C’est vrai que j’ai toujours créé dans la perspective de projets larges, par exemple des dessins dans le but de faire un livre illustré, des aquarelles qui se répondent les unes aux autres, des toiles pour des expositions, etc. Quand j’écrivais des lettres à mes amies du secondaire, ces messages clandestins relataient les aventures de personnages, pas mes états d’âme de la journée… De toute évidence, ma pensée se déploie en projets. Après, ce n’est jamais grave si ledit projet ne porte pas fruit, là n’est pas l’enjeu. C’est l’importance d’une «destination» qui émane de ces observations: évidence, je dois avoir une vision dirigée dans ma tête, sentir que j’avance vers quelque part. Depuis que j’ai réalisé que ce n’était pas une déformation professionnelle, mais une manière d’être et de créer, on dirait que ça me paralyse moins.
(Mon père, par ailleurs crée de la même façon. Des livres illustrés pour ses petites filles (pas un, mais toute une série de livres) des oeuvres qui illustrent des recueils de poésie, des séries d’aquarelles, des vidéos qui documentent, depuis ma naissance, tous les moments précieux de nos vies, à mes soeurs et à moi. Je ne tiens pas du voisin. Et je profite de la Fête des Pères pour vous dire qu’il n’y en a pas, de meilleur papa dans le monde.)
Je constate aussi (mais ce n’est pas nouveau) que mon apprentissage passe nécessairement par une forme ou une autre de verbalisation. Je n’intègre pas réellement les choses avant de les avoir dites, écrites, discutées, pensées au contact de l’autre. Cela a quelque chose d’agaçant, j’imagine, parce que chaque apprentissage prend l’air d’une révélation qu’il me faut impérativement formuler pour la rendre tangible, alors même qu’elle est parfois de nature absolument évidente pour mon interlocuteur. J’imagine d’ailleurs que ce blogue remplit en partie cette fonction, et répond partiellement à l’urgent besoin énonciatif qui vient avec la découverte de nouvelles manières de créer.
Je pense beaucoup à tout cela car j’apprends présentement de nouvelles formes artistiques. Je DÉVORE les vidéos de Laura Boswell sur Youtube; je fais de la linogravure plusieurs heures chaque jour; je lis sur l’histoire des presses à imprimer, et je me plonge avec délectation dans le Typography Sketchbooks de Steven Heller et Lita Talarico; j’observe les affiches des commerces quand je me promène, bref, les caractères d’imprimerie et le travail en relief vibrent partout autour de moi. Et cela m’intrigue, la manière d’intégrer de nouveaux savoirs à 35 ans, 50 ou 80. Je n’aurai jamais fini d’apprendre, ni d’apprendre comment on apprend…