Dans l’atelier de Chloé Savoie-Bernard

Écrire comme une tomate à côté d’une fleur

Un texte de Chloé Savoie-Bernard
©Julie Artacho

Les choses me rentrent sous la peau et j’ai de la difficulté à établir une frontière entre moi et le monde, entre moi et la politique, entre moi et les autres. Si je reste inerte, je m’en veux encore plus de ne rien faire. Tout rentre : tout sort. Il me faut bouger, essayer de mettre mes idées en place, de me rendre utile ; possiblement aux autres, possiblement à moi-même. Mes pensées s’enroulent souvent les unes sur les autres. Deviennent des nœuds. Je dois trouver des façons de les lousser pour tenter de m’en défaire, mais passe-t-on jamais à autre chose ? La souffrance reste, revient, repart. La mienne, celle des autres.

J’ouvre un nouveau fichier, un nouvel onglet.  

Je suis facilement distraite par les nouvelles, par la poussière sur mon plancher, par l’idée du souper à faire, par la tristesse des gens autour de moi. Sur mon ordinateur, je discute par inbox sur Facebook, je lis une moitié d’article, j’écris quelques vers. Je les trouve nuls. J’en efface la majorité, j’en garde un ou deux ou trois, j’ouvre un nouveau document sur mon ordinateur, je vais chercher ma lime à ongles parce que celui de mon index est ébréché, j’arrose mes plantes, je réserve des livres à la bibliothèque, je caresse mes chats. Je lis des recettes, des livres de théorie, je lis en anglais, en français, en espagnol, je lis des poèmes, des romans, des biographies, je lis le journal, des blogues, des posts sur Instagram. Je réponds à mes courriels très rapidement. Je suis incapable de me concentrer longtemps sur quelque chose. Je m’encombre facilement de tâches à faire, de deadlines, de projets. Je travaille tous les jours et beaucoup.

            Pour me défaire mon cerveau du pain dans lequel il est emprisonné, pour le soustraire à la spirale de pensées à laquelle je le soumets, et surtout pour me faire sortir de mon appartement que j’arpente toujours dans le travail de l’écriture, de mon bureau au sofa à la petite table de la cuisine à celle plus grande de la table à manger, je sors dehors. Je ne marche pas très rapidement, je ne pédale pas très vite non plus. J’aime regarder autour de moi. Les intérieurs des maisons, les plantes dans les jardins, les vêtements des gens. Je veux percevoir les agencements involontaires et surprenants des éléments qui constituent les paysages urbains, et en quelque sorte, la matière même de nos vies. Cela me permet de traquer autre chose que la douleur que je détecte si vite. Je ris parfois seule dans l’espace. Je vois des chorégraphies, des satyres, des métaphores partout. Je vois des histoires dans les déchets des gens : des divorces, des changements de looks, des décisions intempestives. J’observe le vent dans une plume chimiquement teinte en rose, coincée dans l’herbe d’un terrain vague. Là, un amas lugubre de plastique me semble annoncer la fin du monde sur un bac de compost. Je regarde les chats, les insectes, les chiens, les fleurs, les éclatantes, les fanées. Je regarde les fruits tombés de paniers d’épicerie qui moisissent par terre dans des couleurs que je trouve à la fois flamboyantes et dégoutantes, je regarde les parents promener leur bébé, les meubles abandonnés qui se gondolent sous la pluie et l’humidité. J’évite de marcher sur les oisillons morts tombés de leurs nids qui peuplent les ruelles. Je sais que je ne fais pas que prendre quelque chose du dehors, que je lui donne un peu de moi aussi. Je marche, je laisse un peu de mon parfum dans mon sillage, quelques-unes des cellules de ma peau dans les rues de la ville. Je sais que je cueille quelque chose dans ce que je vois, dans mon œil, qui a à voir avec l’écriture et je ne me sens rarement aussi certaine d’être écrivaine que lorsque je capte ces scènes. Ce que je vois m’appartient, un tout petit peu. C’est mon regard qui cadre. Je crois à l’intelligence de ma sensibilité lorsque je parcours la ville, lorsque je marche dans la forêt et même lorsque je regarde par la fenêtre en voiture. 

Et lorsque je reviens des déplacements, lorsque je dois retourner à mon clavier, à mes textes, lorsque je remets mon sentiment d’inutilité crasse face à la douleur du monde devant ces livres que je continue pourtant d’écrire (je me dis si souvent que j’aurais dû devenir travailleuse sociale, avocate, quelque chose qui sert à quelque chose), je sais que je place mes mots comme la vie place ces objets, dans des ballets que je veux inédits et accidentés, parfois vulgaires, je les veux vrais, poignants, ridicules, grandiloquents et parfois fragiles, prêts à renversés par une bourrasque. Je les veux comme la petite tomate que j’ai vue une fois à côté d’une fleur tombée sur le sol de rocaille. Je veux mes mots comme les trois bouts de balai qui entouraient un tronc d’arbre. Je les veux inscrits dans la réalité, mais un peu à côté de ce qu’on attend de moi. Je les veux baroques, gracieux, anachroniques, aliens. 

Je me dis que si je réussis à écrire comme ça, écrire en vaut la peine. 

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Découvrez les oeuvres de Chloé Savoie-Bernard sur le site Les libraires.

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