Dans l’atelier de Karoline Georges

Un texte de Karoline Georges
Notes manuelles… en format numérique.

J’écris en un seul livre mille réponses liées à tout autant de questionnements qui s’étalent parfois sur des décennies. La phase d’incubation d’une idée, d’un projet littéraire, est lente ; quasi imperceptible. Je suis alors animée par toutes sortes de questions qui me guident vers tout autant de lectures, d’observations, d’expériences pratiques, concrètes. C’est une période de pure curiosité, d’intenses prises de conscience. J’ai un rapport passionnel aux sujets qui m’intéressent. Avant de commencer à écrire de la fiction, j’ai élaboré une œuvre photographique autour du corps féminin. J’ignorais que cette quête picturale allait me guider une décennie plus tard dans l’espace numérique pour y explorer la confection du corps virtuel et que l’ensemble de ma pratique photographique allait se transformer, après un quart de siècle de recherches, en substance littéraire pour l’écriture de mon roman De synthèse. Au moment où j’ai commencé à explorer la photographie, au tournant de la vingtaine, je venais de survivre à un grave accident de la route et je cherchais un moyen de poursuivre ma démarche chorégraphique. La danse avait été jusque-là le centre de ma vie, je l’enseignais depuis l’âge de seize ans et, en un instant, je me suis retrouvée coincée dans un corps immobilisé par de nombreuses fractures avec, en prime, le point de vue d’un docteur qui m’affirmait que j’allais désormais devoir composer avec des limitations physiques permanentes. Ce qui était faux. Mais j’ai mis quelque temps avant de m’en rendre compte. Depuis, j’ai beaucoup écrit au sujet de personnages enfermés, isolés, coincés eux aussi dans un corps douloureux. Il y a trente ans, la photographie s’est imposée comme moyen de mettre en lumière mon expérience de l’immobilité forcée tout en observant autrement la matière corporelle. 

Au début de mon exploration photographique, j’ai chorégraphié le corps nu de mes amies en surlignant par des jeux de lumière et par l’usage d’un noir et blanc très contrasté la beauté des paysages biologiques composés de cicatrices de toutes sortes, où cellulite et vergetures formaient des dentelles au creux de la peau. En examinant les marques sur les corps que je photographiais, en les embrassant d’une manière picturale, je cherchais à me reconnecter avec le mien, à faire la paix avec mes propres cicatrices. Ma quête du sublime n’était pas qu’un simple sujet de réflexion, c’était une manière de créer. La photographie en noir et blanc me permettait de dégager les linéaments de mes sujets, d’en extraire la quintessence poétique ; je voulais écrire de cette manière, aussi. 

Terrasse Honoré-Mercier, Saint-Hyacinthe

La partie consciente de mon processus de création s’amorce généralement au moment d’une épreuve. De synthèse s’est imposé quand j’ai été confrontée au cancer en phase terminale de ma mère. Sous béton s’est manifesté en 2002, au moment où j’ai vu, clairement, la proximité du mur qui se dresse devant nous avec la crise climatique, l’épuisement des ressources, l’extinction accélérée des espèces et toutes les autres menaces et catastrophes qui en découlent.

Lorsqu’un projet émerge, ça ressemble à un souvenir fulgurant, avec toute sa charge émotionnelle et l’ensemble des stimuli multisensoriels. Quand Sous béton m’est apparu, je voyais à travers les yeux du narrateur, nous étions assis au sol, dans son dortoir, face à un mur gris. J’ai tout de suite senti l’immensité de l’édifice, le poids du béton. Son oppression. Pendant quelques années, chaque fois que le projet me revenait en tête, je retrouvais la même sensation, proche de l’étouffement. Je n’avais pas envie de faire cette expérience littéraire. Elle m’effrayait. Or, je ne pouvais pas oublier l’univers de Sous béton. Le texte m’habitait à un point tel que j’ai tenté de l’écrire du point de vue d’un narrateur omniscient, pour prendre une certaine distance avec le personnage central. Ça ne fonctionnait pas. Mon diapason interne m’indiquait que je faisais erreur, que je ne pouvais pas choisir un point de vue qui me semblait plus confortable, que ça m’empêchait d’exprimer ce qui cherchait réellement à poindre, que l’état d’oppression du narrateur était très exactement le cœur du projet. En fait, c’est souvent à partir d’un ressenti physique que je réussis à comprendre un personnage, à me glisser dans sa peau.

Projet 3D: Premiere Pro
Projet 3D: Blender

Et c’est d’ailleurs dans mon propre corps en mouvement, loin du clavier, que s’écrit d’abord le texte. J’ai toujours beaucoup marché. Puis, j’ai commencé à courir. Depuis une quinzaine d’années, tout ce que j’écris est d’abord formulé mentalement au moment où je gravis le Mont-Saint-Hilaire ou lors de mes promenades, souvent nocturnes, dans les secteurs boisés de Saint-Hyacinthe. J’ai besoin d’arbres autour de moi pour me sentir bien. Beaucoup d’arbres. Pendant la marche ou la course, j’entends la voix de mes personnages. À mon retour à la maison, je prends des notes. Un bout de phrase avec des flèches autour qui pointent vers quelques mots isolés, chacun encapsulant une idée. Quand je reviens à ces notes, des semaines ou des mois plus tard, j’entends à nouveau les phrases déjà entendues lors de mes courses ou promenades. Et je me dis que c’est bon signe. Alors je me lance. Il suffit d’une seule phrase pour que ça déborde de partout. Je peux écrire une vingtaine de pages en quelques heures. Ça devient le noyau du roman. Chaque fragment de texte est une branche sur laquelle en pousseront d’autres. Et c’est par la musicalité de la voix narrative — par les contraintes imposées par la spécificité de cette voix — que s’amorce l’écriture.

Parc Les Salines, Saint-Hyacinthe
Parc Les Salines, Saint-Hyacinthe

J’entre à ce moment-là dans la phase la plus délicate : me mettre dans le bon état d’écriture, un état hypnotique, où j’atteins une sorte de neutralité émotionnelle ainsi qu’une concentration optimale, jour après jour (ou plutôt nuit après nuit, parce que je suis une créature nocturne) pendant toute la durée de l’écriture d’un texte. La technique la plus efficace, pour moi, consiste non seulement à marcher ou à courir avant une séance d’écriture, mais aussi à créer des images ou du moins à faire avancer un projet en modélisation 3D, pendant une heure ou deux. Plus le logiciel est complexe, plus il sollicite l’ensemble de mes ressources mentales, mieux je réussis à me concentrer sur la gestion des paramètres de mon projet 3D et meilleur s’avère alors l’état hypnotique dont j’ai besoin pour écrire. Les œuvres visuelles que je crée peuvent être directement en lien avec le texte, comme les selfies de mon avatar du roman De synthèse, ou des compositions plus libres, mais dont je vais découvrir, tôt ou tard, les parentés formelles, esthétiques ou thématiques avec mon chantier littéraire en cours ou même avec un prochain projet encore dissimulé quelque part dans mon imaginaire.

Station de création musicale

Mon atelier de création numérique est distinct de mon bureau d’écriture ; le premier est rempli d’équipement technologique, d’ordinateurs, de piles de documents à trier. C’est là où je réponds à mes messages, où j’accède (de moins en moins souvent) aux réseaux sociaux. Quand je passe de l’atelier à mon bureau d’écriture, je me déconnecte complètement du monde, au sens propre comme au figuré. J’utilise mon ordinateur d’écriture comme une machine à écrire, sans accès au réseau. Donc sans aucune distraction. Dans mon bureau, tout est blanc. Les murs vides, la table de travail, la bibliothèque, ma chaise de lecture, que du blanc. Couleur canevas vierge. Je suis entourée de plantes. Des violettes africaines, des orchidées, certaines très rares, et de nombreuses plantes vertes forment mon cocon. Pour compléter la préparation d’une séance d’écriture, j’utilise la fonction de réduction active du bruit de mes écouteurs pour entrer dans un silence parfait. Après, j’y suis. Je plonge dans mon texte. Je ne sais jamais combien de temps je vais rester en immersion. Au moins une heure ou deux, parfois quatre ou cinq. En ce moment, je viens de passer deux heures devant ce texte ; Zaëlle, ma déesse féline, s’étire sur ma chaise de lecture. D’un regard, elle m’indique que ça suffit, que son existence requiert toute mon attention. Que j’aurais dû mentionner plus tôt sa présence dans mon processus de création. Il est vrai que ses ronronnements m’aident à maintenir mon état hypnotique depuis bientôt dix-sept ans. Elle m’attend dans le cadre de la porte. Et je sais ce que ça signifie : il y a certainement une dizaine de bruants à gorge blanche à observer dans la cour, avec des tourterelles, le clan de quiscales ou la famille de geais bleus et peut-être même un cardinal ou deux. La nature en très haute définition, détaillée en infinies chorégraphies du vivant dont j’ai encore tout à apprendre.

Alors, je la suis.

Zaëlle

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Découvrez les oeuvres de Karoline Georges, sur le site Les libraires.

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