Le vif au corps
Du 1er au 11 février 2021
De mon bureau devant la maison (stylo) à mon bureau derrière la maison (ordinateur).
Du regard vaste et rêveur au regard captif et concentré.
Début de l’acte d’écriture à 15h54
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De la terrasse derrière la maison (2019) à la fenêtre de mon bureau devant le parc (2021) le regard s’est déplacé dans le temps. Aujourd’hui le parc est rempli de patineurs. On glisse, on passe la rondelle, un lancer-frapper, les corps soudain se transforment en petits éboulis de lente chute. Le soleil est ardent. Autour du parc, des familles, des couples conversent aimablement, on le devine. Un chien en laisse insiste pour se rapprocher d’une autre bête au repos sur la glace lisse. La lumière brûle les yeux, les ombres sont coupées au couteau de dieu. Je ne vois aucun patin blanc. Quatre générations de fils marchent, piétinent, pivotent, ne gardent en rien à distance les gouttelettes mythiques d’un possible virus ardent.
Ce ne sont que des mots, mais que s’est-il passé pour que j’aie ressenti un besoin pressant de les écrire sachant qu’il ne s’agit que de vagues fragments de réalité sans intérêt. Tout a commencé devant la fenêtre après avoir lu la première page de Tropismes de Nathalie Sarraute. J’ai pensé : elle observe anormalement les gens au naturel et il en sort des jets de conscience dont on ne sait que faire puisque la vie est banale, semble ordinaire, un peu mesquine. Ils étaient là tout simplement.
Pourquoi ce besoin urgent d’ouvrir mon cahier de notes, de sortir mon stylelapsus de son étui, ce stylo acheté amoureusement il y a neuf ans dans une boutique du boulevard Saint-Germain. Pourquoi tant de vouloir écrire sans savoir de quoi sera faite la phrase? J’avais spontanément pris le stylo, aimé la torsion en synchronie des poignets et des mains pour dévisser le capuchon. Depuis, je traçais des lettres à une vitesse dont j’avais toujours rêvée imaginant que j’étais dans une chambre d’hôtel et que pendant trois jours et trois nuits j’écrivais sans interruption, attentive au crissement de la pointe du stylo, bel animal au bout de mes pensées, observant les coups de rature vive, les glissades, les temps morts d’indécision et ce silence pudique s’ouvrant et se refermant sur des intentions de phrases. Cela jusqu’à ce que deux hésitations successives laissent ma main droite en suspens pendant cinq secondes. Je dis cinq car c’est un chiffre précieux qui symbolise tout à la fois le nombre, l’harmonie, l’équilibre, les cinq sens et les cinq formes sensibles de la matière. C’est ce que j’avais lu dans mon précieux Dictionnaire des Symboles acheté en 1969. Les dictionnaires ont de tout temps suscité en moi un désir d’extravagance et d’exploration comme une peau d’ours blanc attire vers le Grand Nord. Ultimement les dictionnaires m’ont toujours menée de l’Antiquité au cosmos et à la voie lactée comme lors de certaines promenades ou baignades tardives à Key West, lorsque pieds fermes dans l’eau turquoise de la piscine, je vadrouillais entre les constellations. Il y a trois ans, j’avais espéré retrouver cette sensation au Lac Memphrémagog. Rien. J’attendais, je scrutais, je désespérais: rien sinon que les voix d’un couple de femmes marchant sous l’éclairage discret d’un lampadaire. Je reconnus les voix, celle de Laure avec un léger tremblement qui donnait l’impression que les voyelles allaient soudain s’engouffrer dans une courte définition du verbe vivre. Quant à la voix d’Oriane Ossick, elle était si grave qu’elle semblait tout à la fois contenir une tristesse d’après guerre et un algorithme travaillant à son propre effacement. Je n’arrivais pas à comprendre ce qu’elles disaient. Les deux formes flottaient maintenant dans le noir intense suspendu au-dessus du lac. Plus tard au cours de l’été, j’appris la mort de Laure.
Il s’est écoulé environ une demi-heure, entre le moment où j’ai commencé à écrire et celui, présent, où j’ai mal à la nuque, au dos et à l’épaule droite. Je ——– Pour la première fois je viens de tirer un trait signalant qu’à cet endroit je n’ai pas trouvé le bon mot et qu’il me faudra le chercher plus tard. Plus la fatigue s’installe, moins je maîtrise. Les retouches seront nombreuses. Dans le parc, une femme âgée promène un grand chien blanc que j’aimerais pouvoir décrire comme on le faisait jadis avant la photographie. Le parc, le cahier, je me revois, juillet 2019, sur la terrasse alors que je venais de commencer un récit au quotidien temporairement intitulé Les petits-déjeuners de l’été 2019. Tous les matins, je m’assoyais dans la lumière effervescente, attentive au moindre son, espérant posséder le vocabulaire qui me permettrait de nommer les insectes, les oiseaux et leur chant. Il m’arrivait de me lever pour photographier un effet de lumière sur le feuillage. Parfois je mentionnais le nom des plantes, parfois non. Tous les jours, je voulais parler du jardin, tous les jours, je m’immobilisais dans des pensées qui donnaient de la joie. J’hésitais à croire que les pensées se racontent, qu’elles ont une vie avec des racines et un sens de la perspective. Un an plus tard, je serais au même endroit plongée dans Les petits-déjeuners de l’été 2020. J’écrirais des noms de villes que j’aimais profondément ne sachant si je les reverrais, je raconterais des anecdotes comme on parle des écureuils et d’un bel après-midi. Je ferais des recherches sur la pensée quantique espérant que la poésie m’accaparerait à ce point qu’il n’y aurait plus de retour vers la prose. L’image de Venise reviendrait me hanter ainsi que la beauté des méduses qui frayaient à nouveau dans les canaux. Je ferais le tour de l’angoisse de qui, pour la première fois, avait eu à imaginer que la terre était ronde. J’entendrais les premiers crépitements de broussailles et de fagots qui allaient bientôt se transformer en brasier sous la jupe de Marguerite Porete. A Mayence, je lirais les premiers mots et phrases réelles imprimées par Gutenberg dans son atelier.
Fin de l’acte d’écriture à 16h23
J’ai toujours écrit lentement faisant de nombreux aller-retour du premier sens aux autres possibles permettant de déployer et d’affiner une intelligence du réel en perpétuel mouvement. Parallèlement, j’ai toujours rêvé d’écrire n’importe quoi vite afin de savoir si cela était essentiel et d’en découvrir la nature et les mystères syntaxiques.
Atelier : Là où sont les outils et la solitude. Là où on fabrique ensemble. Avec quelqu’un qui ordonne ce qui doit être assemblé. Dans un atelier on doit pouvoir capter les vibrations de la saisie de vie et de sens qui s’y joue. Le fait d’avoir rapproché les mots atelier et vulnérabilité modifie la relation à ceux-ci. Ce rapprochement a sans doute aussi motivé mon intérêt pour le projet d’Audrée Wilhelmy. On ne dira jamais assez à quel point un texte bouge entre l’imparfait et le présent, la lecture, la réécriture, la relecture, le plaisir et l’encore plaisir d’être partout à la fois en état de vaste vie dans la langue. L’atelier rend humble. L’écriture exalte le virtuel indompté.
Que se passe-t-il dans la conscience lorsque nous passons d’un temps de verbe à un autre, d’une civilisation à une autre comme on le fait depuis trente ans, au quotidien de l’analogique et du numérique. Un monde en remplace-t-il un autre par petits fragments, avalanche radicale ou brouillard subtil qui altèrent la lecture et l’interprétation du réel et par conséquent du vrai? Peut-on ajouter aux civilisations connues, la civilisation des ventres et celle des mains de femmes qui écrivent, caressent et guérissent? Je vivrai sans doute toute ma vie dans l’ivresse de la civilisation de la phrase écrite et celle de l’équation retrouvée que nous avons heureusement confondue avec une intelligence innée de l’espoir en nous tel un fin goût d’éternité qui fait désapprendre la matière et nous recommence. Tout cela vit dans mon atelier d’écriture et de vulnérabilité.
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