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Audrée dit de ce site Internet que c’est un exercice de vulnérabilité. J’ai décidé de jouer le jeu à fond, car être vulnérable dans ma vie, ça arrive peu. Je me donne très peu cet espace… Donc, comme je prends une grande inspiration, j’expire à fond et je joue le jeu. Ce texte est écrit d’un souffle, sans y revenir autrement que pour la révision linguistique et vient avec plein d’avertissements : santé mentale, anxiété, épuisement, doute, peine d’amour, deuil, suicide, agressions, oppressions vs privilèges, etc.
Si on me demande ce que je fais dans la vie (cette question qu’on devrait remplacer par qu’est-ce que tu aimes dans la vie, qu’est-ce que tu es dans la vie), jamais je ne vais répondre poète en premier. Je vais répondre que je suis formatrice en alphabétisation populaire, que je travaille avec des personnes qui ont le courage extrême de prendre la deuxième, la troisième, la quatrième chance par les cornes pour apprendre à (mieux) lire et à (mieux) écrire à l’âge adulte. Car non, savoir bien lire et bien écrire au Québec, réussir des études au Québec, ce n’est pas donné à tout le monde. Car non, le système scolaire n’est pas fait pour tous et toutes et car oui, y naviguer en gardant la tête hors de l’eau est un privilège. Puis, je répondrai qu’aussi, accessoirement, j’écris de la poésie.
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Je ne suis pas cette poète rongée par l’écriture, qui écrit tard le soir, une bouteille de rouge devant elle et que ses mots empêchent de dormir. Je suis cette poète qui ne boit plus depuis 4 ans à cause de son anxiété et de la médication qu’elle doit prendre pour arriver à vivre sans mourir plusieurs fois par jour, qui se couche tôt car elle doit soigner son hygiène de sommeil, qui prend le quart d’une médication pour éviter que les horreurs du monde extérieur et de son monde intérieur ne la réveillent plusieurs fois par nuit et qui ne boit jamais de café. Je suis cette femme qui vit avec une profonde révolte en ce qui concerne les injustices sociales, je suis cette petite fille qui était si sensible et qui s’est bâtie une armure pour affronter la laideur du monde, une armure de front de bœuf, de tête de cochon et de « c’est trop injuste ». Je suis cette autrice qui a compris que les mots peuvent beaucoup, mais qui reconnaît l’importance d’allier mots et gestes. Je suis cette femme qui s’implique souvent trop dans trop de choses parce que tant pourrait être plus équitable, plus vivable, plus humain. Et par peur, souvent de n’être pas assez.
Je ne suis pas cette autrice qui arrive à écrire seule loin de tout, dans un silence complet, sans l’interférence du monde extérieur, sur une longue période, sur de longues années. En fait, je me demande si cette figure mythique de l’autrice ou de l’auteur dans sa bulle créative, loin de tout ce qui pourrait nuire à son écriture, existe vraiment. Si jamais elle existe, une chose est sûre, ce n’est pas moi.
J’ai commencé à écrire de la poésie à l’automne 2012 à la suite d’une peine d’amour. Oui, je sais, c’est cliché. Ça me dégoûte un peu moi-même de le dire. Mais, c’est la vérité. J’avais d’ailleurs dit à cet homme que j’écrirais au moins un livre et que je lui dédierais mon premier. J’ai écrit plus d’un livre et aucun ne lui est dédié. Or, je lui dois quand même d’avoir commencé à écrire de la poésie. Mais, je ne lui dois absolument pas d’avoir continué ensuite. Vous aurez donc compris que je ne suis pas cette autrice qui a des diplômes en littérature. Non, je suis cette autrice qui a déjà été monitrice de camp de vacances, femme de ménage dans un motel, hygiéniste dentaire, coopérante en Afrique, ouvreuse dans un théâtre, intervenante en violence conjugale, qui a étudié en éducation et en développement économique communautaire et qui travaille avec des gens qui apprennent à lire et à écrire. Je suis cette poète qui vit d’autre chose et pour autre chose que l’écriture aussi. Je suis cette personne qui n’est jamais seule, qui porte toujours des gens en elle. Je ne dis pas ça pour me vanter, je dis ça parce que c’est vrai. Je suis vraiment sensible à ce que l’autre vit. Ça m’habite.
J’ai commencé à écrire de la poésie à travers la recherche de la beauté par la photographie, soit dans des lieux, soit chez des gens. C’était au début une question de survie, puis ça s’est transformé en autre chose. Je prenais une photo sur mon cellulaire et j’écrivais à partir de cela. J’appelais ça des poèmes photographiques. J’ai travaillé comme ça pendant plusieurs années, je dirais principalement de 2012 à 2016, puis de moins en moins jusqu’en 2018.
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Donc, déjà, ma poésie se faisait en quelque sorte à l’extérieur de moi. Certes, mon premier recueil, Brasser le varech, a été écrit seule, il est basé sur moi, sur mon expérience très personnelle d’enfant et d’adolescente, sur le violent suicide de mon père et tout ce que ça a changé à tout jamais dans ma vie. Mais, je n’étais pas seule. Mes fantômes m’ont accompagnée tout le long. Mes ami.e.s et mon mentor m’ont relu.e. Mes années de camp de vacances du Cercle des jeunes naturalistes m’ont tenu la main. Surtout, tous ces gens qui perdent un proche par suicide m’ont accompagnée. Et je n’ai pas fait qu’écrire. Je ne sais plus exactement ce que j’ai fait entre fin 2015 et l’automne 2017, alors que le livre a été écrit et retravaillé, mais je sais que mon horaire est toujours rempli et que je ne fais jamais une seule chose à la fois. Je sais que j’ai marché, photographié, lu des livres de botanique sans fin et que j’ai travaillé 4 jours semaine bien remplis pendant ce temps. Pour ce premier recueil, j’ai utilisé la botanique comme « seuil » : sans elle, jamais je ne serais arrivée à exprimer les émotions reliées à ce deuil, à cette expérience traumatique. Je choisissais des végétaux présents sur la Côte-Nord et en lisant leur description, je m’inspirais de leurs caractéristiques, de leurs usages médicinaux, de leurs noms populaires pour écrire.
Depuis 2013, j’essaie de démocratiser la poésie, de l’amener hors du littéraire, hors des bibliothèques, hors des soirées de poésie qui peuvent parfois avoir l’air de clubs sélects. J’essaie d’apporter la poésie partout où on en a besoin et de la voir où on ne la verrait pas. J’essaie de la faire vivre dans des projets citoyens avec la Rue de la poésie dans mon quartier, Hochelaga-Maisonneuve, où elle pousse sur des panneaux accrochés aux arbres de l’avenue Desjardins. J’essaie de la porter aux quatre coins de l’île avec des activités de médiation poétique, aux quatre coins de la province pour la Journée du poème à porter avec La poésie partoutdès que j’en ai la chance. Je la crée à partir de ce que les gens me racontent, comme un cadeau pour emporter, à la Biblio-plage de Tadoussac et je la célèbre en participant à la sélection des textes du Sentier poétique de ce village (des initiatives de Mme Chose raconte). Et je la fais porter les voix des adultes qui apprennent à mieux lire, à mieux écrire, à améliorer leurs conditions de vie et à défendre leurs droits à l’Atelier des lettres. Ces personnes au courage sans bornes écrivent la poésie la plus forte qui soit, selon moi, celle du cœur, celle de la rage, celle du désir de vouloir mieux pour soi, pour les autres.
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C’est la volonté de comprendre l’autre qui m’a amenée vers La patience du lichen. Comment on vit au large de tout? Pourquoi, comment on vit si loin, sans lien routier? Quels liens on tisse sans l’asphalte? Qu’est-ce qui cohabite avec la résilience? Qu’est-ce qui nourrit l’appartenance ou l’errance? J’ai donc pris mon amour du St-Laurent et mon mal de mer par la main et je suis partie au-delà de la 138, en Basse-Côte-Nord, rencontrer des gens qui vivent ce que peu de Québécois vivent : un isolement plus grand que nature. Ce projet a occupé plus de deux ans de ma vie, on pourrait dire trois puisqu’il est sorti au début du mois. De mars 2018 à mars 2021, ma tête et mon cœur ont suivi le fleuve, l’estuaire et ont remonté jusqu’à Blanc-Sablon pour rencontrer la population de tous ces villages où la route ne se rend pas. De toutes ces confidences que l’on m’a faites, un recueil comme un album de photos en est sorti. Je ne sais pas jusqu’où il voguera. Je le veux comme un tremplin pour ces voix qui m’ont parlé, accueillie, habitée. Je l’espère être un port pour plusieurs, je l’espère nous protéger des tempêtes à venir. Car dans ce recueil, il est question de la résilience, de la générosité et de l’endurance de plusieurs populations. Des populations dont on ne sait rien, mais qui auraient bien des leçons à nous faire. Des leçons de solidarité, des leçons de persistance, des leçons de respect pour ce qui nous entoure.
Et au fil du varech au lichen, pendant que je tissais cette démarche d’écriture humaine et territoriale, il y a eu la broderie et le tricot qui se sont invités. Des moments pour faire aller les doigts et vider la tête pendant une période d’épuisement. Des occasions de me rapprocher de la passation, de tous ces savoirs perdus entre mon arrière-grand-mère et moi. Des opportunités de voir l’espace thérapeutique dans le fait de prendre le temps, une notion que je commence à peine à apprivoiser. Et la pandémie est venue exacerber tout ça : on laisse nos personnes âgées mourir avant l’âge, seules, on laisse tous ces savoirs disparaître sans rien faire, collectivement. La pandémie m’a ramenée à la sagesse de l’Afrique de l’Ouest, souvent vue comme terre à aider, mais qui elle aussi à tant à nous apprendre. Là-bas, quand une personne âgée meurt, on dit que c’est une bibliothèque qui brûle. Le Québec laisse brûler des bibliothèques avant le temps depuis 30 ans. Parce qu’on ne sait pas vivre les uns avec les autres, véritablement, parce qu’on ne sait plus arrêter la vie quand il en serait le temps (donc ni trop tôt ni trop tard), parce qu’on ne sait pas vivre la mort, parce qu’on se croit invincibles, parce qu’on ne sait ni vivre ni mourir, en fait. Parce qu’on ne sait pas protéger les personnes qui en ont le plus besoin, parce qu’un espace collectif et sécuritaire de vulnérabilité n’est pas aménagé, ni valorisé. Je veux, comme humaine, comme autrice, aménager ces espaces de parole où on pourrait crier ou chuchoter tout ce qui nous blesse : notre haine de nous, les deuils qu’on n’a pas résolus, les agressions vécues, les injustices, la pauvreté, le racisme…
J’ai l’impression que j’en suis à un moment de ma vie où tout s’imbrique : le deuil, les confidences, la poésie, la broderie, l’espace thérapeutique que l’on doit aménager pour dire, pour accueillir, pour guérir, pour fleurir. J’entame Ouvrage secret, un projet où je broderai une phrase poétique inspirée d’un témoignage sur le deuil que l’on m’aura livré. Je ne sais pas où ça me mènera vraiment, mais je sais qu’il y aura là de la place pour l’accueil, la vulnérabilité, la guérison. Je sais une chose : j’en ai besoin, on en a tous et toutes besoin.
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