![](https://atelier-wilhelmy.com/wp-content/uploads/2021/08/Autoportrait(pp_w768_h864).jpg)
Le propriétaire venait d’abattre un arbre immense et protecteur dans la cour arrière de l’îlot de chaleur montréalais où je vivais depuis 2009 pour faire pousser dans le gravier un stationnement dégueulasse. Il a proposé de me louer une place pour 250 $ par mois, mais je n’ai pas de voiture et je ne conduis pas, je marche. J’avais envie de me rapprocher de la mer, alors j’ai cassé le bail et j’ai fait mes bagages.
Mon processus créatif a changé depuis que je vis en Gaspésie, le pays de ma mère. Après l’achat de la maison, dont l’hypothèque mensuelle me coûte moins cher que le stationnement dans Centre-Sud, j’ai pleuré presque chaque jour pendant six mois. Deux puits de lumière fuyaient. Des rongeurs logeaient dans un mur. Il faisait froid et humide parce que les murs de la maison bâtie à flanc de colline en 1850, cachée derrière les arbres mais exposée quand même au vent de la mer, sont très poreux. Je m’ennuyais des cafés où j’avais l’habitude d’aller boire du thé en jasant avec mes amis, lire et prendre des notes sur le projet d’écriture en cours. Les quartiers de Montréal que je sillonnais douze mois par année avec de la musique dans les oreilles me manquaient, mes amis me manquaient. J’ai besoin de marcher en écoutant de la musique pour activer le muscle de l’imagination, mais chez moi, en Gaspésie, les randonnées dans le bois ou sur le bord de la mer me vident la tête. Le monologue intérieur est écrasé par la beauté de la nature, grandiose, et par la puissance de la mer, dont le rivage spectaculaire et minéral est assez sauvage dans mon coin. Avec le temps, je me suis organisé un quotidien satisfaisant et une routine productive. Les arts textiles ont remplacé la marche.
Le tricot fait appel à la mémoire musculaire. Les idées vont et viennent, comme l’inspiration, à mesure que le travail à l’aiguille progresse et que l’étoffe se forme sous mes doigts. Je fais des nœuds, des jours, des augmentations, des diminutions ; je change de couleur, de point et de direction ; je fais et défais des lignes dans le motif ; j’avance dans la pièce à tricoter comme je développe une idée de roman sur papier ou à l’écran. Je crée du tissu avec deux aiguilles à laine, et ce travail à la main imprime sa marque sur le corps, engendre parfois des douleurs. L’écriture fait la même chose au corps. Après une longue séance de travail, je peux avoir mal au cou, à l’épaule, aux poignets, au bas du dos, à la main droite. Le travail manuel met le corps au défi, mais les idées circulent grâce à la répétition du geste et au chapelet de mailles formées. Je suis traversée par un courant, une intuition, une émotion, une idée à développer, et je fabrique un châle, une étole, un pull en me branchant sur la même fréquence esthétique que le livre à composer et la belle maison ancestrale maganée dont je suis copropriétaire avec mon amoureux.
![](https://atelier-wilhelmy.com/wp-content/uploads/2021/08/image-1024x768(pp_w768_h576).png)
J’aime les objets bien faits et j’ai besoin d’en fabriquer. De la même manière, j’ai besoin qu’une idée, une interrogation, une émotion changent de langage et se matérialisent pour former le corps d’un livre.
Je crée pour chaque projet d’écriture d’envergure ce que j’ai fini par appeler, dans mon jargon intime, un halo, une sorte de fréquence esthétique sur laquelle je me branche pour mener à bien un projet de livre. Je détermine toujours les grandes lignes du roman en chantier dans un plan. Ce plan, c’est une feuille de route modifiable au besoin et à loisir qui présente les limites (ou les frontières) de mon terrain de jeu. C’est le GPS que je glisse dans la poche de mon manteau avant d’entrer dans la forêt sombre qui va être ma demeure pendant près de cinq ans.
![](https://atelier-wilhelmy.com/wp-content/uploads/2021/08/Chez-nous-1024x768(pp_w768_h576).jpg)
![](https://atelier-wilhelmy.com/wp-content/uploads/2021/08/Le-pommier-dans-le-brouillard-1024x768(pp_w768_h576).jpg)
![](https://atelier-wilhelmy.com/wp-content/uploads/2021/08/La-mer-a-Newport-1024x768(pp_w768_h576).jpg)
![](https://atelier-wilhelmy.com/wp-content/uploads/2021/08/Le-champ-derriere-la-maison-1024x768(pp_w768_h576).jpg)
Pour Gens du Nord, qui sort dans quelques mois, ce halo est composé d’œuvres littéraires (essentiellement des essais et de la poésie), de films, de séries télé, de notes sur les rencontres que j’ai faites en Irlande et mes expériences sur le terrain, de livres de recettes et d’ouvrages sur les arts décoratifs, l’histoire politique, l’histoire matérielle et les métiers du renseignement. J’ai beaucoup fréquenté la poésie de l’écrivain nord-irlandais Seamus Heaney. J’ai lu et relu les poèmes politiques et les textes de W.B. Yeats portant sur la magie et la décolonisation en Irlande, le pays d’où la moitié de mes ancêtres sont issus. J’ai écouté beaucoup de musique trad., les chansons irlandaises de Sinéad O’Connor, les Chieftains, U2. J’ai appris à jouer comme il faut du tin whistle, un flageolet dont la ligne de mélodie est présente dans quasiment toutes les pièces de musique irlandaise traditionnelles. J’ai suivi quelques leçons de gaélique en ligne même si je sais que le meilleur professeur d’irlandais au monde, c’est mon ami Seaghan.
Mon processus créatif est simple, mais il est long ; je prends mon temps. Je l’ai décomposé pour les besoins de l’exercice parce que j’aime les listes, elles ordonnent le chaos :
La phase 1 correspond à la conception du projet : une idée de livre se transforme en obsession. Le point de départ du projet est une rencontre (un pickpocket prestidigitateur à Bucarest en 2005), une image récurrente (femme morte noyée dans un lac), une série de questions que je me pose (à propos de l’Irlande du Nord, notamment, et du mouvement de décolonisation sur l’île), un nouveau mode de vie à apprivoiser (Fata Morgana, projet en cours d’écriture).
La phase 2 est la plus prosaïque : je cherche des fonds. Je ne suis pas indépendante de fortune et je suis économe. Comme la plupart des écrivains québécois, je dois acheter du temps pour écrire (bourses et résidences de création, piges d’écriture, interventions médiatiques rémunérées, ateliers d’écriture et relectures de manuscrit, mandats d’édition universitaire…). La préparation matérielle d’un projet littéraire vaste est chronophage, et c’est une source d’angoisse qui détourne temporairement mon attention de l’essentiel.
La phase 3 correspond à la période de documentation et de recherche sur le terrain. Recherche, immersion, acquisition de savoirs en lien avec le projet d’écriture. Je fais confiance au hasard, qui est ma boussole durant cette période. Je n’écris pas vraiment, j’enquête et je prends des notes. Je n’ai pas à vivre avec la frustration générée par une phrase mal tournée, un chapitre bancal, un mot qui sonne mal, une articulation de récit qui manque de finesse, un os narratif.
La phase 4 correspond à la période d’écriture proprement dite. L’insatisfaction est souvent une douleur chronique.
La phase 5 correspond à la période de réécriture. Je dégraisse le manuscrit, le bonifie, le réécris. Je vérifie ce que j’ai déjà vérifié vingt fois. J’ai peur du texte. Je suis seule avec le travail en chantier et avec mes peurs, car je ne fais jamais lire mes manuscrits à mes proches. Je donne le roman à mon éditeur quand j’ai l’impression d’être allée au bout du processus. Je reviens vers le texte au besoin pour des retouches.
Phase 6 : J’accompagne le roman publié. Je me sens vulnérable. J’ai envie de voyager.
![](https://atelier-wilhelmy.com/wp-content/uploads/2021/08/Mon-bureau.-La-vue-sur-le-geranium-et-lallee-768x1024(pp_w480_h640).jpg)
* * *
Salut Perrine, c’est toujours un plaisir de te lire et une satisfaction à la fin.👍😉