Prologue – La Sauvagine

« L’un tient son chapeau contre son ventre. Il le pétrit à pleines mains. Mis à part ses doigts qui tordent le feutre, il est figé dans l’hiver, son front haut, sa bouche entrouverte. À côté, un autre a enfoncé ses poings dans les poches de son lainage. Il les presse contre ses cuisses ou il se pince, la noirceur masque ses gestes. Un troisième a déboutonné son col, le vent s’engouffre dans sa casaque. Son manteau se soulève, s’affaisse, et la froidure lui mord le cou. Sans y penser vraiment, un quatrième enroule et déroule son foulard autour de ses poignets. Il écarte les bras et la soie râpée se tend; le claquement des fibres le fait sursauter lui-même. Il fronce les sourcils, bat des paupières comme au sortir d’un songe. Il sent derrière lui la meute qui croît : les hommes, libérés de leur ouvrage, s’accumulent devant l’échoppe, pris entre la nuit blanche de la rue et la lumière chaude des vitrages. 

De l’autre côté des fenêtres, quelqu’un a allumé toutes les lampes. La plumerie ressemble à un falot dans l’obscurité des commerces. Parfois, un filet de vent traverse un carreau fendu : il souffle sur le plancher de bois sale et soulève les plumes derrière la vitre, elles s’élèvent entre les cadavres des oies, pareilles aux gros flocons des globes que les enfants secouent. Quand l’air siffle, les gibiers, pendus par le bec, se bercent au bout de leur crochet. Leurs ombres enflent et rétrécissent sur les murs. Leurs ailes tombent lourdes chaque côté de leurs flancs, leur poids étire leur cou, révèle le duvet caché de leur gorge.  

Dans l’âtre, le feu rougeoie et meurt lentement : ce sont les lampes de travail, posées entre les couteaux et les lames, qui éclairent et la pièce et la femme.  

La plumeuse est entre ses bêtes, cheveux et corps et mains. Son visage est basculé vers le plafond ; ses yeux, disparus dans la pénombre. Dans la rue, on se demande s’ils sont ouverts ou fermés. Ses yeux. Personne ne voit. Tout ce qu’on distingue dans la lumière du quinquet, ce sont les côtes, les seins élongés, ce qu’il reste d’une jupe sale ou d’un tablier. Du sang tombe en gouttes noires sur les viscères empilés dessous, sur les carcasses des vachers, lagopèdes et perdrix, sur le cou mince des jars qui s’amoncellent près de l’étal. Derrière son comptoir, la plumeuse est pendue par la gueule et par les poignets, comme si celui qui l’avait montée là n’avait pas su comment bien s’y prendre, ayant percé le menton d’abord comme le bec d’une oiselle puis, se ravisant, avait étiré les bras plus haut, jusqu’aux traverses du toit. Tandis qu’il cherche, cherche de l’autre côté du vitrage à percevoir les yeux de la femme, l’homme au foulard de soie retrouve son propre visage sur le carreau, son front dégarni, les cernes qui rongent ses joues. Il ne se souvient plus quand il a ciré sa barbe pour la dernière fois ; il se découvre hirsute et vert ; bientôt il ne distingue plus dans la fenêtre que le reflet de la rue : il se voit regardant et, derrière lui, il voit tous les autres qui s’assemblent dans le noir. La neige tombe épaisse sur eux, elle enveloppe leurs épaules comme deux grandes mains pâles. »