La soupe aux méduses

La semaine dernière, je passais quelques jours à Baie-Saint-Paul, chez mes parents. Nous étions assis dehors, le vent battait la maison, nous nous étions fait un feu, les chiens dormaient, l’air sentait bon. Nous parlions de vacances passées au Nouveau-Brunswick il y a des décennies et ma mère tentait tant bien que mal de me remémorer un lieu qui ne me revenait pas en tête. (J’avais 8 ans quand nous y sommes allés: disons-le, c’est un voyage assez lointain dans ma pensée). Pour m’aider à m’en souvenir, elle m’a dit ceci (je paraphrase):

Mais oui, tu te souviens, c’est là où nous avions fait un grand trou dans le sable pour faire une soupe de méduses. Il y en avait tellement que vous ne pouviez pas vous baigner tes soeurs et toi: il fallait trouver un jeu pour vous occuper. On a passé la journée à «cuisiner» des méduses.

Le fait est que je ne garde aucun souvenir de ce moment. Aucun. J’essaie de convoquer les images, j’essaie de me rappeler de la journée, du sable, du trou, des méduses, de mes soeurs, du paysage, bref, de quelque chose, n’importe quoi, mais je ne me souviens pas.

Et c’est là que ça devient fascinant!

Je l’ai déjà écrit: je m’interroge souvent sur la manière qu’ont les idées de surgir, de se mettre en place.

En 2017, j’écrivais ceci, dans Le Corps des bêtes.

Elle a une façon erratique de meubler les heures, elle consacre ses journées à des tâches vaines. La voici, par exemple, qui transporte des seaux près des vagues. Elle les remplit des méduses qui se sont échouées sur la berge, puis les entasse à l’ombre des bouleaux, tout à côté de la maison.

Le Corps des bêtes, Leméac, p.19-20.

Et encore ceci.

C’est le vent qui entraîne Noé du côté de la mer. Pendant les tempêtes, des bancs de méduses sont charriés par la houle, ils s’échouent sur les berges qui cernent le phare. Le lendemain, Noé descend le sentier de sa cabane, elle glisse ses doigts sur les foins secs qui bordent le chemin, pose les pieds dans le sable et y enfonce ses orteils. Les rafales la poussent ; elle enroule ses mains dans le repli de ses jupes, elle attrape les méduses, une à une ou par paquets, elle les accumule dans des chaudières d’eau salée et les apprête plus tard, en grillades sur des feux de branchages.

Idem, p.47.

Et enfin cela.

Noé se réapproprie la plage, elle cueille les méduses et les engrange dans des seaux. Mie creuse ses empreintes, elle marche dans les pas de sa mère un moment, puis elle se laisse tomber par terre, Osip regarde la petite fille étendue sur la grève, mais vite il retourne à sa femme, géante découpée dans la brume. Noé se penche. Noé se relève. Noé ramasse les méduses comme la Vieille, les champignons. Les chaudières battent ses cuisses à chaque pas, l’eau coule sur ses jupes et colle le linge contre sa peau.

Idem, p.118.

Je répète: malgré tous mes efforts (et ça fait une semaine que je me casse la tête avec ça), je ne me souviens plus du tout de cette fameuse soupe aux méduses qui a occupé une pleine journée de mon enfance. Je le voudrais de tout mon coeur, mais elle ne me revient pas. Pourtant cette mémoire, de toute évidence, ne m’a pas quittée, pas complètement, puisque j’ai écrit la scène à trois reprises dans un roman, vingt ans plus tard.

Non seulement j’écris sur les méduses, mais depuis des décennies, j’en dessine partout. Cette linogravure, très peu réussie, c’est le tout premier test que j’ai fait, en me remettant à la gravure.

C’est la première fois que je parviens à observer de manière si claire la manière qu’a mon cerveau d’absorber le réel, de m’en imprégner, puis de l’oublier avant qu’il resurgisse sur une tout autre forme. Je savais déjà que la fiction nait en moi d’un contact biaisé avec le réel, mais je n’avais pas réussi à l’observer de manière si tangible, si concrète. Le phénomène m’émerveille, car j’ai l’impression de toucher là au plus près du surgissement idées, et de m’approcher du fonctionnement de ma créativité. J’imagine cependant que cela se construit de manière très différente chez les autres, et je serais curieuse de lire vos expériences sur le sujet.

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