Lancer lentement (et autres poupées gigognes de temps)

Vous aurez peut-être remarqué que la construction de ce site est lente, et que pour l’heure, les publications ne répondent pas à un calendrier précis. La raison est bien simple. Le commencement d’un projet, dans ma pratique, chevauche souvent la fin d’un autre. Présentement, je suis tout happée par l’écriture de la fin d’un roman qui paraîtra l’automne prochain, un court conte, du format de mon premier livre, Oss, qui accapare mon espace mental et créatif. Le manuscrit est à remettre en janvier.

J’ai décidé de vous glisser un mot des défis soulevés par cet autre projet en attendant de me plonger dans les articles qui concerneront la rédaction de la « La Plumeuse », parce que Plie la rivière soulève des enjeux intéressants également, entre autres en ce qui a trait à la concordance des temps.

5 Roses, Francfort.

Ce récit-là est constitué de sortes de boîtes temporelles qui se retrouvent les unes à l’intérieur des autres. Ainsi, dans un segment au présent, on remonte le temps vers une scène du passée, qui elle-même entraîne le souvenir d’une scène du passé encore plus lointain. Il y a 4 temporalités superposées, dont trois qui s’entrechoquent régulièrement. Cela peut s’avérer problématique, difficile à suivre pour un lecteur et difficile à dynamiser pour moi. Voici par exemple une version que je ne retiendrai pas pour le texte final, qui illustre bien l’enjeu.

Aux endroits où Grumme a frappé plus tôt, encolérée par la récolte ratée des sangsues, des mâchures mauves et bleues commencent à poindre. Entre les carcasses de baleines et les barges, la Petite, soumise aux vents qui plient les pins, contrôle ses frissons et elle contrôle ses gestes. […]

Plus tôt, dans le magasin, Grumme l’a saisie par un bras, l’a tournée vers elle, a attrapé une poche qui se trouvait sur les étaux et l’a laissée choir sur les épaules, les omoplates de l’enfant. Elle abattait le sac et la farine s’élevait en nuage; la fauve, par terre, se relevait, retombait, s’érigeait encore, impassible dans le brouillard de poussière blanche. Enfoncé contre le mur, Emessie se revoyait, basculé sur les genoux du Père, le chandail remonté jusque par-dessus sa tête, dos et cul dévoilés, soumis à la cravache et au rire gras. « Tu couines comme un porc, mon fils. Faut t’endurcir la couenne. » Entre les comptoirs, il neigeait de la farine, Grumme levait haut sa masse, rossait l’enfant, Emessie aurait voulu disparaître dans un bocal, se faire bobine de fil, ratière, cigarette à l’unité, les ahans de la sorcière et du père mélangés dans ses oreilles. 

Manuscrit (scène rejetée par l’auteure), Plie la rivière.

L’un des problèmes auquel je me suis retrouvée confrontée dans ce fragment, c’est que l’ensemble de mon texte est normalement écrit au présent. Y compris les souvenirs. Tout se passe (comme dans la plupart de mes romans) dans un temps présent sans cesse réactualisé. Ainsi l’homme qui regarde la Petite est en train de revivre (au présent) la scène dans le magasin, et est en même temps en train de revivre (au présent aussi) la scène souvenir de son enfance. C’est compliqué à gérer, structurellement parlant. Au bout de plusieurs jours à construire et déconstruire la scène, j’en suis arrivée à ce fragment-ci.

Aux endroits où Grumme a frappé plus tôt, encolérée par la récolte ratée des sangsues, des mâchures mauves et bleues commencent à poindre. 

Fouetté par la branche basse d’un arbre, Emessie se retrouve dedans et dehors en même temps. Dehors au moment de regarder l’enfant du quai, dedans à la fixer aussi, quand Grumme la saisit par un bras, la tourne vers elle, attrape une poche qui se trouve sur les étaux et le lance sur les épaules, les omoplates de la Petite. La femme abat le sac et la farine s’élève en nuage; la fauve, par terre, se relève, retombe, s’érige à nouveau, impassible dans le brouillard de poussière blanche. 

Emessie se déteste voyeur, mais il reste immobile, enfoncé contre le comptoir-caisse, perdu dans un autre temps, celui du Père, quand le vieux le bascule sur ses cuisses, encore, remonte le chandail, encore, jusque par-dessus sa tête et que, dos et culs soumis à la cravache, le garçon se couvre de pleurs et d’urine. Encore. Et le rire gras, la belle voix ronde du Père. « Tu couines comme un porc, mon fils. Faut t’endurcir la couenne. » Entre les gondoles du magasin, il neige de la farine. Grumme lève haut sa masse, rosse l’enfant. Emessie voudrait disparaître dans un bocal, devenir bobine de fil, ratière, cigarette à l’unité. 

Manuscrit en cours d’écriture. Plie la rivière.

Sentez-vous la différence dans le dynamisme de la scène? Voyez-vous les mécanismes mis en place pour que ça soit rendu possible? Cette utilisation du présent permet, à mon sens, de mieux faire sentir la superposition des émotions d’Emessie, et de faire sentir l’intensité du souvenir de façon plus efficace. C’est évidemment une question de goût, de plaisir sonore et stylistique, mais c’est un enjeu important dans mon écriture. Et c’est le casse-tête auquel je suis confrontée très, TRÈS régulièrement ces temps-ci, avec ce projet et ses quatre boîtes temporelles.

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