Les jaillissements

Je me suis tue longtemps, ces dernières semaines, et ce site s’est endormi pendant que je finissais le manuscrit de mon projet sur l’Ours, enfin envoyé à l’éditeur sous le titre de Plie la rivière (à paraître à l’automne, chez Leméac). J’aurais préféré éviter cette absence virtuelle, mais il arrive, dans le processus d’écriture, que l’isolement soit la seule manière d’arriver au bout de soi, d’un projet.

Maintenant que j’ai terminé le manuscrit de Plie la rivière, mon esprit se dépose tout doucement, se replonge dans le bain de l’invention. Pendant cette période de création, tout est texte, tout est fiction. Je perds souvent les chemins qui m’amènent vers une idée, mais parfois tout est clair: l’idée aboutie, ce qui m’y a menée. J’aime immensément ces grandes transparences, ces moments où toutes les couches de pensées se superposent de manière limpide. Cela me permet de frôler les réponses que je cherche. Car je me demande constamment quels sont les mécanismes, les rouages du texte. Qu’est-ce qui fait que, d’une question en flottement, nait tout à coup un aspect essentiel d’un projet.

J’ai effleuré le sujet dans mon dernier article, en racontant comment m’était apparue l’idée d’écrire la rencontre entre Noé et un ours. Mais c’était superficiel. Ou plutôt, cela touchait une idée générale, ses contours. Ce qui m’intrigue plus exactement, c’est la manière qu’a le quotidien de nourrir l’imaginaire, et de générer du texte qui a, à terme, très peu à voir avec ce qui l’a fait apparaître au départ.

Prenons ainsi le cas de ma plumeuse. Cette femme – dont même le nom m’échappe – m’est pour l’heure plutôt insaisissable. Je perçois nettement les personnages qui gravitent autour d’elle, je les vois bouger dans un grand faisceau de lumière, comme au théâtre, je vois des tableaux clairs, des décors, des scènes mais elle, reste effacée, comme si partout elle évitait les projecteurs. Chaque fois que j’en allume un à l’endroit où elle semble jouer, j’entends un bruit derrière moi, et elle, est ailleurs, a eu le temps de fuir la lumière, encore. Normalement (mais parfois, les voies d’un personnage sont impénétrable), normalement, dis-je, elle devrait surgir dans les prochains mois. Si elle ne le fait pas, c’est que son rôle même est de rester évanescente, mais je ne crois pas que ce soit le cas. C’est femme-oracle teste tous les personnages de mon roman, il est normal qu’elle me teste aussi.

Toujours est-il, donc, que je la cherche. Et qu’en cette période d’effervescence créatrice – où tout est texte, comme je le disais plus haut –, j’ai saisi une bribe d’elle en roulant et en écoutant de la musique (il n’est pas rare que les idées surgissent sur la route, dans une demi-rêverie guidée par la musique).

Ainsi, je roule. Dans mes oreilles: Germaine de Garolou. Cette chanson traditionnelle raconte l’attente de la belle Germaine, qui pendant sept ans, espère le retour de son mari (qui rentre à la fin, accueilli comme l’enfant prodige, avec moult joies et tendresses). Je roule, donc, et songe à l’absurdité que me semble représenter l’attente d’une personne – dont on ne sait si elle est vivante ou morte – pendant si longtemps. Je suis toute entière absorbée par ma réflexion autour de l’attente quand une autre chanson, J’attends d’Anne Sylvestre suit Germaine (oui, j’ai d’extraordinaires playlists). Les échos entre les deux chansons et ma propre réflexion sont saisissants, mais je ne comprends pas tout de suite le rôle que joue la musique à ce moment précis. C’est plus tard, en repensant à cette entrée de blogue, que cela m’apparait plus clairement.

Dans l’ordre, à ce moment, les étapes de ma réflexion ont été les suivantes:

1.L’attente est un fascinant sujet littéraire.
2. Brusque souvenir de Passion Simple, d’Annie Ernaux, qui aborde l’attente de l’amant.
3. Anne Sylvestre propose, par opposition à Annie Ernaux, une femme qui attend, mais n’attend rien de précis. Elle attend pour attendre.
4. Qu’est-ce que ça impliquerait littérairement, un roman autour d’une figure qui attend pour attendre.
5. Y a-t-il de la place pour une telle figure dans La Sauvagine?
6. Est-ce que ma plumeuse elle-même pourrait être dans une position d’attente?
7. Bien sûr que non, pensons à la belle Germaine de Garoloup: ma plumeuse n’a pas ce caractère, elle n’aurait pas l’élan d’attendre, c’est un être de mouvement, qui active le mouvement des autres.
8. Alors, elle pourrait avoir été dans un contexte où elle aurait dû attendre, mais ne l’aurait pas fait.

Voilà un trait intéressant, voilà un projecteur qui soudain, révèle à la lumière un bras, une main, quelque chose en tout cas, qui permet de mieux saisir cette femme. Car l’un des principaux défis que pose La Sauvagine, c’est d’expliquer la place sociale que la plumeuse tient à Kangoq. Femme seule, libérée (terme édulcoré à souhait, et pourtant infiniment exact, dans ce cas précis), à mi-chemin entre l’oracle et la prostituée, elle pourrait fort bien avoir refusé d’attendre homme (mari) et ainsi se placer dans une position singulière dans la configuration d’un village comme Kangoq.

Ce ne sont que de petites choses, des détails, et pourtant, il me semble que c’est à cet endroit qu’on touche le mieux à ce qu’implique l’écriture, ce qu’est la construction d’une narration personnelle, nourrie par l’extérieur, mâchée par la rêverie, avalée par l’inconscient et réapparue, sous une forme neuve, dans le texte.

Publier un commentaire

Votre courriel ne sera jamais partagé ou dévoilé. Remplir les champs obligatoires *

Facebook Pagelike Widget

PROJET SUBVENTIONNÉ PAR LE

WILHELMY.AUDREE@OUTLOOK.COM