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Je vous parlerai probablement parfois de procrastination efficace. J’ai cet élan, quand je ne veux pas me concentrer sur les choses urgentes à faire, de me lancer dans des projets que j’imagine «bonbon» ou «cadeau» pour moi-même. Or ces projets sont souvent simplement une autre forme de travail, déguisée en gâterie.
Hier, dépassée par la correction et bloquée dans l’écriture, j’ai attaqué un exercice que je me promettais de faire depuis très longtemps: un inventaire des lieux, personnages et concepts (religions, idéologies, etc.) en place dans mes romans. Inventaire simple, pour l’instant, chaque fiche comportant le nom, les dates de naissance (et de mort) pour les personnages, la région géographique concernée (une cartographie un peu plus précise devra éventuellement prendre forme, autre splendide entreprise procrastinatoire), quelques citations et les détails nécessaires pour réutiliser cet élément dans d’autres textes. Des mots-clés et un système de catégories favoriseront la recherche au moment opportun, et c’est sur le logiciel Scrivener que j’ai choisi de rassembler toutes ces fiches (je songe faire une capsule vidéo à propos de cet outil, dans les mois à venir).
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En construisant un univers qui est mu par une logique interne, je me plais de plus en plus à créer des ponts narratifs, des clins d’œil aux lecteurs qui connaissent déjà l’univers. Mon idée est de permettre au lecteur de dégager un sens supplémentaire à mes romans lorsqu’il en a lu plus d’un. Si cette «bible» (l’expression n’est pas de moi, c’est le terme employé en scénarisation), n’était pas nécessaire auparavant, car le cadre était suffisamment limité pour que je m’y retrouve en parcourant mes textes (du moins le pensais-je), ce monde se complexifie à mesure que j’y ajoute des pièces et j’ai peur de finir par perdre de vue des personnages qui pourraient naviguer d’une histoire à l’autre, en arrière-plan, et que certains pourraient s’amuser à suivre hors des intrigues principales.
Il m’a d’ailleurs semblé urgent de mener cet exercice lorsque j’ai réalisé que le couvent de Sainte-Sainte-Anne, un lieu important de Blanc Résine (2019) et situé dans une région minière montagneuse de la taïga, à l’orée même de la toundra, est nommé pour la première fois dans Le corps des bêtes (2017) comme étant le «cloître à moitié immergé des sœurs de Sainte-Sainte-Anne». À moitié immergé. Dans la taïga. Même si quarante ans séparent les deux apparitions du lieu, il est impossible qu’il ait été inondé dans l’environnement que je lui ai choisi dans Blanc Résine. Les contradictions de ce type, fâcheuses sans être catastrophiques, sont celles que je cherche à éviter en cataloguant mon univers.
J’appelle cette activité de la procrastination efficace, car si les mots ne surgissent pas l’un derrière l’autre tandis que je dresse des inventaires ou des arbres généalogiques de familles inventées, que je dessine des cartes géographiques imaginaires, le texte reste toujours en arrière-plan, et le roman progresse sans aide, alors même que je suis occupée ailleurs. C’est à mon sens l’un des éléments centraux de la création littéraire, elle demande du souffle, mais aussi la dilatation du temps et une forme d’abdication provisoire devant la page blanche. Écrire est un jeu qui coule parfois dans tous les sens, mais un jeu tout de même, comme les chasses au trésor de l’enfance ou l’inventaire des roches d’un jardin. Je retourne donc à l’organisation de mes Fort-Bouteille, Brume, Grumme, Naëlle, Luce-aux-Farolles, Ismador, et Nan Mei, en attendant que les mots qui les racontent montent plus facilement sur la page.
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